Le 7 novembre dernier, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris-Ile de France accueillait la 2e édition du Forum Future of Work organisé par l’Observatoire du travail indépendant avec l’appui du Ministère du travail. Une matinée de débats autour du mouvement de fond de créations d’entreprises individuelles, des enjeux de la transformation numérique et de la transition écologique sur le monde du travail de demain.
Comme souvent sur ce blog, en voici quelques points-clé ainsi que la compilation de mes sketchnotes réalisées en live et publiées sur Twitter au fil de cette riche matinée.
1 salarié sur 2 ne serait pas satisfait de son travail… Organisation pyramidale laissant peu de place à la prise d’initiative et à l’autonomie, manque de reconnaissance, perte de sens accélérée par les reporting incessants et un management inadapté, … autant de raisons qui poussent peut-être certains à se lancer dans l’entreprenariat individuel, une tendance qui a séduit près de 4 millions d’indépendants en France selon l’Observatoire des travailleurs indépendants. Pourtant, derrière ce chiffre se cache d’une réalité multiple. Faut-il sortir du CDI « magique » ? Jusqu’où le contrat social français peut-il nous amener ? Quels sont les apports et les ratés de la transformation digitale ? Quels droits pour les indépendants ? Autant de questions auxquelles les intervenants de ce forum Future of Work ont apporté des réponses lors de cette matinée.
Le virage numérique, un nouveau paradigme
Si la transformation digitale a amené son lot de points positifs au marché du travail, en permettant notamment de fluidifier le recrutement, la formation, ou encore en créant de nouveaux métiers, elle a amené également son lot de questions : davantage de salariés veulent être indépendants mais les entreprises et la protection sociale ne sont pas encore adaptées : comment les entreprises doivent-elles traiter les free-lances ? comment doivent-elles fédérer et accompagner l’évolution des compétences de collaborateurs aux statuts multiples ?
« Nous sommes dans une époque d’hybridation des compétences et de porosité des statuts », constate l’avocate Emmanuelle Barbara, « mais dans un cadre hérité des Trente Glorieuses » : en effet, le lien de subordination compatible avec la stabilité et la pérennité recherchées par les entreprises après guerre et son modèle social (retraite, protection sociale, médaille du travail, …) offert en contrepartie n’est plus adapté au nouveau paradigme du travail où l’instabilité devient la norme…
« Avec l’hybridation des statuts et le choix de l’indépendance, il est nécessaire de clarifier la zone grise pour protéger les indépendants », ajoute Julia Bijaoui, Co-CEO de Frichti et board member de France Digitale. En effet, les personnes qui font le choix de l’indépendance demandent plus de flexibilité et n’envisagent sans doute pas cette activité pour les 30 prochaines années, mais, pour autant, selon Julia Bijaoui, il est nécessaire de les protéger contre les risques d’abus de position dominante des plateformes notamment, de proposer un cadre juridique protecteur, qui permettent également de sortir de la stigmatisation médiatique et publique de cette nouvelle forme de travail. Steve Salom, Directeur général d'Uber France/Suisse/Autriche est également attentif au modèle français qui accompagne et professionnalise, loin de la gyg économy à l'américaine où l'indépendance est au contraire subie par les travailleurs VTC.
Enfin, le dernier volet de cette première table ronde, est abordé par Stéphane Bensimon, CEO de WOJO qui fait un zoom sur une autre tendance de fond en lien avec la transformation digitale : le développement coworking. A la fois utile pour les grandes entreprises qui permettent à leurs collaborateurs de télétravailler dans un cadre professionnel plus proche de chez eux, contribuant à l’attractivité de l’entreprise, à sa marque employeur et à la qualité de vie au travail, le coworking est également pour les indépendants un lieu de travail qui leur permet de s’épanouir : rencontrer d’autres indépendants, faire du business, et peut-être demain passer de l’entreprise individuelle à la TPE… Selon Stéphane Bensimon, le potentiel du coworking est énorme -même si l’histoire récente du géant WeWork nous invite à penser le contraire- car il représente à peine plus de 1,2% de l’immobilier professionnel sur Paris, alors qu’il atteint entre 20 et 30% dans d’autres capitales européennes comme Londres ou Amsterdam.
Future of work : tous concernés !
Temps fort de cette matinée, l’intervention de Muriel Pénicaud, Ministre du travail, est venue rappeler le contexte des projets du Gouvernement : « Le monde du travail change et c’est un défi ! a-t-elle rappelé, la transformation numérique et la transition écologique vont transformer un métier sur 2, faire disparaître 10% des emplois et créer 20% de nouveaux métiers d’ici 10 ans. Nous sommes tous concernés. »
Sur le sujet des plateformes, Muriel Pénicaud souligne que « l’auto-entrepreneuriat est une formidable voie d’insertion pour les personnes éloignées du marché du travail ». Cependant, la Ministre a une position claire : « nous ne prendrons pas le chemin de la Californie ». Elle insiste sur l’enjeu économique et social : « L’émergence des plateformes permet de créer de l’emploi mais cela doit aussi s’accompagner de la création de nouveaux droits pour les travailleurs » Ainsi, il n’est pas question de re-qualifier les indépendants en salariés mais de rester attentif au risque de polarisation du marché du travail, qu’il s’agisse de qualifications et de conditions de travail. En effet, elle voit dans la transformation numérique et la transition écologique, des risques et des opportunités d’émergence de nouveaux modèles économiques : ils peuvent contribuer à la promotion sociale, ou à l’émancipation individuelle mais à condition de protection sociale et d’un cadre juridique pour les entreprises.
Elle conclut : « il faut donner une chance à tous de s'émanciper par le travail en accompagnant les transitions professionnelles et en anticipant autant que possible les évolutions du travail et des compétences : formation, mobilités, pacte productif, nous préparons le futur du travail ! »
La nécessaire transformation du travail
Thématique naturelle de cette 2e table ronde, la transformation du travail. Clara Gaymard, Co-fondatrice de RAISE, indique que la transformation du travail a déjà largement commencé il y a plus de 10 ans quand les employés se plaignaient d’avoir à la maison de bien meilleurs outils de travail qu’en entreprise. De plus, déresponsabilisés par les nombreux process, le management pyramidal, une transformation digitale souvent subie et mal accompagnée, les collaborateurs sont en perte de sens… Avec la transition écologique nécessaire qui nous touchent tous en tant que citoyens, les salariés recherchent des organisations qui leur permettent de faire valoir leurs compétences mais aussi ce en quoi il croit. Clara Gaymard nous explique ainsi que chez Raise, lors du recrutement, chaque nouveau salarié doit écrire une lettre d’amour à l’entreprise : un moyen de recruter une personne singulière avec des valeurs et un potentiel que l’entreprise va faire grandir. Elle ajoute "en cette période transformation du travail, toute personne est irremplaçable. Le métier peut changer, mais la façon d’exercer est entre les mains de la personne".
Selon l’économiste Jean Hervé Lorenzi, Président du Cercle des économistes, il est souhaitable de croire que chacun peut être son propre entrepreneur et construire sa vie professionnelle, mais c'est sans compter trois épreuves de taille : la transition démographique qui entraine un ralentissement de l’économie mondiale depuis 5 ans, la transition écologique qui incite à une évolution radicale des modèles de nos entreprises (réfléchissent-elles déjà à leur raison d’être ?) et pour finir la transformation numérique qui, si elle nous a amené la modernité et de quoi faciliter notre quotidien, a engendré avec elle de nombreux emplois non qualifiés universalisés par le modèle des GAFA … Une période qu’il qualifie de complexe pour permettre à chacun d’être pleinement acteur de sa vie professionnelle.
Franck Morel, Conseiller Relations sociales du Premier ministre, présente la philosophie volontariste et optimiste du Gouvernement en matière de transformation du travail : améliorer l’emploi des seniors, valoriser la formation et faciliter son accès notamment aux demandeurs d’emploi -avec notamment la sortie le 21 novembre de l’application Mon compte formation première initiative mondiale de ce type-, réguler le fonctionnement des plateformes en organisant la représentation des travailleurs qui en dépendent, …
Enfin, si le travail doit se transformer, les combats d’aujourd’hui ne doivent pas être laissés de côté au prix de la transformation, et notamment les efforts sur l’égalité professionnelle entre femmes et hommes, rappelle Agnès Bricard, Présidente France de Business & Professional Women : « payer les femmes autant que les hommes aurait pour effet direct un point de croissance pour les entreprises ! » Elle propose notamment que les passerelles entre le salariat et l’indépendance soient facilitées pour encourager les femmes qui le souhaitent à se lancer dans l’entreprenariat individuel dans des métiers qui leur permettraient une meilleure conciliation avec leur vie familiale.
La protection sociale des indépendants : vers un nouveau modèle social
Les premiers débats de la matinée ont mis en avant la nécessité d’encadrer le travail indépendant et notamment du point de vue de la protection sociale. C’est l’image du peintre entrepreneur individuel qui réalise des travaux en compagnie d’un autre, salarié d’une TPE : si le premier a un accident de travail, il ne percevra pas d’indemnité journalière pendant son arrêt de travail, contrairement au second, rappelle Dominique Restino, Président de la CCI Paris et président de l'Institut du Mentorat Entrepreneurial. Une image qui parle d’une protection sociale à 2 vitesses et que les intervenants souhaitent réformer pour sécuriser le travail indépendant. Il prône le "mieux vivre ensemble" qui passe par une protection sociale uniformisée pour tous : salariés et indépendants. Ainsi, il promeut l’idée d’un socle commun de protection entre salarié et indépendant, notamment pour sortir du risque de requalification des travailleurs de plateformes et permettre à tous les travailleurs indépendants, quelles que soient leurs motivations d’accéder à la protection sociale comme à la formation.
Cyril Cosme, Directeur du bureau pour la France auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT) rappelle que le modèle français où le salariat en CDI est majoritaire et où la protection sociale est de grande qualité, n’est pas la norme dans le monde. Il prône un modèle mixant un volet assurantiel sur lequel il faut apporter une nouvelle vision et un volet universel qui garantirait une filet de sécurité pour tous les travailleurs (à l’image de l’allocation chômage d'un montant forfaitaire de 800 euros par mois pendant 6 mois auquel les auto-entrepreneurs ont droit depuis le 1er novembre 2019). "La protection sociale, c'est une inspiration profonde et un élément moteur pour toute notre société ", ajoute Cyril Cosme. Il y voit également l’opportunité d’un moteur économique, créateur d’emploi, notamment dans le secteur de l’emploi à domicile (aide à la personne, …), un secteur en plein boom avec la transition démographique.
Par ailleurs, Hervé Novelli, Ancien ministre, cofondateur de WikiPme, propose d’inventer un code du travail des indépendants pour les représenter et les protéger. « L’entreprise de demain sera une plateforme ». Il annonce également la sortie le 19 décembre prochain d’une association des plateformes d’indépendants pour organiser le dialogue. En effet, il y a un véritable défi à organiser les indépendants, selon Ignacio Doreste, conseiller de la Confédération européenne des syndicats, dans la mesure où l’on se heurte aujourd’hui à la loi pour la libre concurrence qui empêche les indépendants de se regrouper pour protéger leurs intérêts. La protection sociale des indépendants est sans doute l’opportunité pour contourner cette difficulté.
Les indépendants d’une seule voix ?
Il est parfois difficile de définir ce qu’est un indépendant : parler de son métier, de son statut social ou fiscal est toujours réducteur et pour autant révèle déjà une grande disparité parmi les 4 millions d’indépendants : un coiffeur a besoin d’un local et investit dans du matériel, tandis qu’un graphiste free-lance peut travailler de chez lui à moindre frais. Deux situations d’indépendants qui ne recouvrent pas les mêmes besoins…
Alain Griset, Président de l'U2P rappelle notamment que le choix du statut agit déjà comme un premier niveau de protection et par exemple, l'EIRL (Entreprise individuelle à responsabilité limitée) permet de protéger les biens personnels de l’entrepreneur. Par ailleurs, venu témoigner de l’opération « 1000 cafés » destinés à relancer les établissements de proximité et créer du lien dans les territoires ruraux, Jean-Marc Borelo président-fondateur du Groupe SOS à l’origine de cette initiative inclusive, explique que les candidats à cette opération sont à la fois jeunes comme seniors et nécessitent d’être protégés, non seulement via leur statut d’indépendant mais également par rapport au modèle économique de commerce qui doit pouvoir garantir une certaine sécurité tout en correspondant aux besoins de la ruralité. Il prône la logique des petits pas, des petites transgressions face aux vides juridiques et l’expérimentation… Et ne serait-ce pas là justement des clés pour avancer dans le futur du travail ? Ainsi, à la situation des travailleurs indépendants qui s’appuient sur les plateformes pour développer leur activité, les syndicats d’indépendants voient tout de même une opportunité : comme un "distributeur de croquettes", elles leur permettent de se lancer pour ensuite accéder à l’autonomie et se constituer leur propre clientèle.
La question au-delà des disparités est donc bien de savoir combien les indépendants doivent payer pour quelle protection sociale, sachant comme le rappelle Jean Guilhem Darré du Syndicat des indépendants, que les travailleurs indépendants ont en commun un besoin d’autonomie mais que cette liberté ne doit être au détriment d’une protection sociale grevée quand le niveau de revenu moyen est de 400€ mensuel ...
Par ailleurs, selon Olivier Babeau Président de l’Institut Sapiens, les indépendants ne rentrent pas dans les cases idéologiques françaises et se heurtent à la méconnaisse de l’économie de l’usage par nos politiques. Il invite également à penser aussi les particularités du monde des indépendants. En effet, aujourd’hui non représentés dans le débat public par les organisations syndicales traditionnelles, qu’il s’agisse des instances représentants les salariés, comme celles représentants les chefs d’entreprise, les indépendants ont besoin d’une « ceinture de sécurité » pour reprendre l’expression d’une des intervenantes de la table-ronde. Passerelles du salariat vers l’entreprise individuelle, formations, portabilité, protection sociale, … autant de besoins qui les rassemblent !
Pour clore cette matinée, Guillaume Cairou, Président-fondateur du groupe Didaxis, conclue la matinée et cette deuxième édition du forum Future Of Work 2019 en rappelant aussi qu’il y a encore de l’illectronisme en France et qu’il ne faut pas oublier non plus dans la réflexion sur l’indépendance le nouveau pacte social en construction. Il nous invite à transformer le travail collectivement. Le futur du travail est entre nos mains selon lui : « accompagner les transformations, repenser le rapport au travail et le modèle social, c’est notre responsabilité collective avec la transformation numérique ! […] Ce monde qui change à toute vitesse, nous allons le changer en une opportunité. Nous sommes en train de construire un futur enthousiasmant. »
par Gaëlle Roudaut