Fan de MOOC et toujours à l’affut de nouvelles approches sur les thématiques qui m’animent dans mon quotidien et chez mes clients, j’ai suivi récemment le MOOC Innovation et société proposé par l’Université Grenoble-Rhône Alpes sur la plateforme FUN (France Université Numérique). Quatre semaines de vidéos et de quiz pour revisiter le concept d’innovation sous 4 angles différents et déconstruire notre vision surchargée de symbolique de cette notion. Je ne vous propose dans ce billet qu’une synthèse du MOOC mais vous invite plus largement à vous inscrire à la prochaine session, tant le contenu est passionnant.
Innovation et management
Comment anticiper la valeur des innovations ? Comment stimuler la créativité dans les organisations ? Comment s'organiser pour innover ? Comment associer les utilisateurs à l'innovation ? Telles sont les premières questions posées par le MOOC pour la première semaine consacrée au management de l’innovation dans les organisations.
Quand on essaye de valoriser une innovation, rappelons tout d’abord que ce qui fait la valeur de quelque chose, c’est sa « désirabilité » : la valeur d’usage que nous percevons de quelque chose par rapport aux contraintes ou moyens à mettre en œuvre pour en profiter. Cette valeur perçue prend également en compte la confiance que nous avons dans le fournisseur du produit ou du service, sa réputation, sa valeur éthique. En fonction de l’ensemble de ses paramètres émerge une valeur d’échange, c’est-à-dire combien sommes-nous prêts à payer pour ce produit ou ce service et sa valeur d’usage.
Elmar Mock est l’inventeur avec Jacques Müller de la montre Swatch, alors qu’il n’avait que 26 ans. Multi-entrepreneur et innovateur en série, il a déposé plus de 300 brevets dans des domaines variés. Il rappelle qu’à la création d’une idée, on ne sait pas quel succès elle pourra avoir. Il concède également que le contexte et l’état d’esprit très chaotique et stimulant propice à la création d’idée n’est ensuite plus compatible avec la diffusion de l’idée qui demande process et structuration. Il distingue ainsi 3 états mentaux qui peuvent correspondent aux étapes d’un processus d’innovation. Le premier qu’il appelle l’état gazeux est celui du chaos, du fantasme, de la prise de risque, de l’illusion, est un état créatif générateur d’idées en profusion. Ensuite, l’état mental liquide, structure, écrit, c’est celui de la recherche et du développement plus classique, où les idées sont fusionnées, condensées, … Enfin l’état cristallin est celui de la logique, de l’efficacité, de la normalisation : c’est là qu’interviennent les process et la planification pour mettre l’idée en marché. Le problème aujourd’hui est que les entreprises divisent et structurent l’activité, s’appuient sur des experts de leurs sujets, et se concentrent finalement sur un état d’esprit cristallin, peu compatible avec le besoin de liberté, d’autonomie d’un état plus gazeux … Du coup, les idées originales et farfelues sont souvent écartées, chacun travaillant dans son domaine d’expertise, sans possibilité de cross-fertilisation avec les autres secteurs de l’entreprise. Au contraire, des lieux ouverts, des espaces de collaboration, mais également des lab qui permettent de passer du cerveau à la main (pour faire, toucher, essayer, prototyper), permettent plus de mouvements, d’échanges, de coopération mais aussi de confrontation qui élargissent les horizons… Espaces de corpoworking, lab, intrapreunariat, temps libre laissé aux salariés, … autant de principes qui arrivent dans les organisations pour introduire un peu de gazeux dans le cristallin ! Par ailleurs, l’apport des neurosciences nous apprend que la créativité peut être stimulée tous les jours, par une atmosphère dont le bruit est modéré qui favorise la pensée abstraite –(voir aussi mon billet sur la conférence de Jérémy Lamri à la Maison du management), ou encore par un climat de jeu qui encourage des émotions positives et du plaisir, favorable à un registre de pensée et d’actions plus ouverts.
Innovation et sociologie
La seconde semaine du MOOC est consacrée à l’innovation sous l’angle sociologique. L’occasion de mettre les lunettes du sociologue pour voir l’idéologie derrière l’innovation, sa création, sa construction... Explications.
Innovation fait objet de discours qui masque sa réalité sociale car nous adorons l’innovation. Ainsi, nous avons tendance à concevoir l’innovation comme un produit du progrès scientifique et technique, dans la logique d’une courbe toujours ascendante de progrès. L’innovation est souvent racontée comme une success story, le plus souvent technique, avec un inventeur génial qui a révolutionné le progrès. Mais en réalité, c’est un aller-retour plus complexe et permanent entre matière, groupes sociaux, individus : en effet, notre appartenance à des groupes sociaux nous fait adopter un discours différent à l’égard de l’innovation, si l’on prend par exemple celui d’un ingénieur par rapport à celui d’une personne issue d’un autre groupe social. De plus, l’innovation peut-être le résultat du hasard, du bricolage, de la collaboration de personnes d’horizons divers. L’innovation peut également émergée d’un autre usage que celui imaginé au départ. Aussi, la sociologie nous invite à partir de l’observation des pratiques pour éviter les discours généraux et idéologiques : les usages réels sont plus intéressants que ce qui a parfois été visé : le sens de l’innovation se construit en même temps avec ces usages concrets. La sociologie nous invite donc à envisager l’innovation de manière fluide, à mettre l’accent sur la diffusion de l’innovation, à s’intéresser aux utilisateurs, à leurs usages, à son adoption, c’est-à-dire à sortir d’un déterminisme technique pour aller vers un déterminisme social : est-ce que c’est l’impact de la technique qui fait l’innovation ou l’impact social ? Une autre grille de lecture qui sort de cette dualité entre technique et social est celle du constructivisme social : pour qu’une innovation s’impose comme telle, il faut qu’elle fasse preuve d’une forme de flexibilité, qu’elle puisse être interprétée par tous les groupes sociaux… En effet, le conflit est souvent au cœur de la diffusion d’une innovation : selon certaines théories, elle est un moyen d’exercer la domination d’un certain cadre social. Ainsi, pour les marxistes, l’idée du progrès est « l’opium du peuple » pour reprendre une expression bien connue, elle masque les mécanismes de dépendance. Plus près de nous, du côté des utilisateurs, on voit bien les tensions que génèrent la co-existence de pratiques conservatrices ou plus novatrices autour d’une innovation. Pour sortir de ces débats, la sociologie nous propose aussi de regarder l’innovation comme une opération de traduction : l’innovation met en réseau des acteurs ayant des rôles, visions et intérêts distincts, elle occasionne la formation de collectifs sociaux, entrainant également des « objets frontières » (ateliers, espace de stockage et vente, machines, etc.) qui vont permettre aux acteurs de stabiliser leurs connaissances mais aussi de s’accorder sur les activités qui donneront sa substance à l’innovation.
Innovation et économie
Pour parler d’économie de l’innovation, la 3e semaine du MOOC s’attaque en fait au rapport entre croissance économique et innovation, au rôle des pouvoirs publics, à la notion de propriété intellectuelle et enfin présente l’innovation collective et ouverte.
En effet, les intervenants économistes du MOOC nous rappellent que pour se différencier de la concurrence, les entreprises doivent innover ! Une injonction qui va également dans le sens de la croissance, de la compétitivité et de l’emploi, souhaité par toute région ou nation… Il faut en effet rappeler le principe économique selon lequel la croissance, comprise par l’accroissement des richesses produites, est associée au PIB, c’est-à-dire la différence entre la vente de produits et les dépenses liées à leur fabrication. Certaines théories économiques voient donc le progrès technique comme une utilisation plus efficace des outils et des forces de travail. La productivité serait donc le résultat d’une part de la réorganisation du travail, d’une meilleure formation de la population active mais aussi de l’introduction d’innovations (travaux de R. Solow et E. Denison). L’approche de Paul Romer offre un autre cadre théorique : selon lui, la recherche permet l’émergence d’inventions qui elles-mêmes aboutissent à la mise en marché de nouveaux produits et à l’accroissement de notre stock de connaissance, lequel est nécessaire à la recherche et à la naissance de nouvelles idées… et la boucle est bouclée. Les travaux de Robert Lucas font ensuite le lien entre le niveau d’études et la richesse économique d’un pays. Autrement dit, la croissance d’une nation repose sur ses capacités d’investissement en R&D pour alimenter le stock de connaissance, mais également sur les investissements en formations indispensables au déploiement de l’innovation.
C’est ce mécanisme qui explique qu’en France, les laboratoires publics jouent un rôle essentiel dans le soutien aux entreprises. Ainsi des instituts comme le CNRS, l’INSERM, l’INRA, l’INRIA, l’IFREMER, … représentent 16,3mds d’€ de dépenses publiques, soit 33% des dépenses intérieures en R&D et 40% des 250 000 chercheurs employés en France. Mais le soutien de l’innovation en entreprise ne s’arrête pas là et les pouvoirs publics ont mis en place des aides fiscales, prêts à taux zéro, subventions, ou encore une mesure phare, le crédit d’impôts, pour les dépenses liées à la R&D. Enfin, la création de spin-off, structures nées de la rencontre entre un laboratoire public et une entreprise privée, concourent également à soutenir l’innovation dans le pays.
Autre volet de cette partie plus économique du MOOC, celui consacré à la propriété intellectuelle. Si les brevets ont remplacé les lettres patentes à la révolution industrielle, ils sont un instrument de politique économique essentiel. En effet, la production de connaissance nouvelle étant un bien public, sans brevet, tout le monde pourrait partir avec l’idée d’un autre, le risque de pillage lié à ce manque de cadre n’encouragerait pas la production d’idée nouvelle. La protection des idées -tout produit relevant d’un ensemble de droits de propriété- permet d’inciter à innover, mais aussi de conserver la connaissance, de coordonner les activités industrielles, de mettre en valeur les compétences de l’industrie, de négocier avec l’environnement industriel, …
Dernier volet de cette semaine consacrée à l’économie de l’innovation, l’open innovation, ou innovation collective et ouverte, basée sur le partage et la collaboration entre des acteurs économiques pour bénéficier d’idées, de solutions nouvelles détenues par les autres et multiplier ses sources d’innovation, en combinant les compétences et les savoirs. Sur ce sujet, les intervenants nous rappellent 3 processus de base : l’open innovation dite « outside » qui vise à obtenir des idées de l’extérieur pour nourrir l’interne : échanges avec les consommateurs, le grand public, les communautés, elle peut être relativement dirigée ou au contraire plus ouverte et propice à l’émergence de tendances ou de besoins insoupçonnés. L’innovation « inside out » va au contraire valoriser des idées de l’entreprise qui n’y ont pas été utilisées, pour les vendre, sous forme de brevets, de publications, etc. que d’autres pourront adopter et exploiter. Le dernier processus d’innovation combine ces deux formes en s’appuyant notamment sur des plateformes collaboratives en ligne. En développant les exemples de Tesla ou encore de Fiat, les intervenants rappellent également que l’innovation ouverte porte davantage sur l’idéation (la production des idées) que sur l’ensemble du processus d’innovation, qui suppose organisation, propriété, mise en marché, ...
Innovation et philosophie
On finit le MOOC avec une semaine consacrée à la philosophie pour une dernière lecture de l’innovation qui nous amène encore une fois à prendre de la hauteur avec le concept et ses fruits. Révolution scientifique ? Progrès social ? quels sont les réels enjeux éthiques de l’innovation ?
Comme nous l’avons vu tout au long de ce MOOC, l’innovation fait rêver et elle est porteuse de l’espoir d’un changement en mieux. Or d’un point de vue philosophique également, un éclairage est nécessaire, car comme dans tout discours, dans celui de l’innovation, il y a des valeurs qui la sous-tendent et certaines finalités implicites.
Pour commencer, la définition du rapport de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Techniques de 2012, établit que l’innovation serait l’« art d’intégrer le meilleur état des connaissances à un moment donné dans un produit ou un service, et ce afin de répondre à un besoin exprimé par les citoyens ou la société ». Dans cette définition, l’innovation est un moment dans le processus de création de valeur économique au sein de la société. Et de fait en tant que telle, elle correspond à la rencontre de trois facteurs : la connaissance scientifique, l’amélioration technologique et la dynamique socio-économique des sociétés modernes. Nos sociétés se sont en effet définies, depuis le XVIIème siècle, comme modernes, ce qui signifie de pouvoir entretenir un rapport de rupture avec le passé et de penser que l’homme est capable de rompre avec les traditions. En effet, si on ne croit plus au progrès, notre action historique semble totalement désorientée. Les philosophes questionnent donc : l’enjeu de l’injonction à innover n’est-il pas de redonner une dynamique positive à des sociétés en mal de progrès et effrayées de ne plus pouvoir progresser ?
Les philosophes notent également que l’innovation est devenue un leitmotiv pour les sociétés où la science constitue le discours de référence. Or, ce phénomène est lié à la nature même de la posture scientifique : à partir du XVIIème siècle, la science est la connaissance rationnelle c’est-à-dire méthodique et expérimentale. A cette époque, la physique devient la science de référence et le modèle des autres savoirs. Elle impose une méthodologie, un ensemble de règles. Le laboratoire devient le cadre de référence à la fois comme un ensemble d'outils et de techniques mais aussi comme un espace symbolique du modernisme (ou du progressisme). En effet, la visée du modernisme est de maîtriser la nature et d’orienter l’histoire grâce à la raison. Difficile alors d’admettre, si c’est la science qui crée de la nouveauté, que l’innovation peut émerger non pas de l'application de méthodes systématiques, mais du hasard et de la sérendipité…
Par ailleurs, dans l’histoire, la rupture avec un « paradigme scientifique » selon Kuhn s’effectue à la marge, et s’accompagne de tensions et de violences : quand la « Science normale » d'un paradigme est contestée par une « Révolution scientifique », celui-ci vole en éclat et émerge alors un nouveau paradigme acceptable par la communauté scientifique.
Ensuite, nous interpellent les philosophes, en matière d'innovation, c'est d’abord la question de la rentabilité de telle découverte scientifique ou invention technologique, qui est posée, bien avant de se pencher sur le fait de savoir si elle est éthiquement préférable. Tout se passe souvent comme si l’innovation était bonne en elle-même. Et ceux qui s’y opposent sont "disqualifiés", car ils paraissent s’opposer au progrès. Or, il faut rappeler que le contexte d’émergence de l’innovation est parfois surprenant : souvent, de nombreuses innovations ont été faites au moment des guerres ou dans le contexte de la compétition entre les nations pour se doter d’un équipement militaire performant. Ce contexte d’émergence de l’innovation a prévalu à l’apparition du principe de précaution. Adopté par la plupart des nations démocratiques, le principe de précaution vise à limiter les expérimentations scientifiques dans les domaines dont on ne maîtrise pas les conséquences. Il permet de repenser la relation entre éthique et innovation. En effet, nourrie par les avancées de la science et les inventions technologiques, l’innovation est également dominée par le marketing qui, en apparence, donne aux individus une capacité de choix, mais en réalité les enferme dans la dimension de la consommation...
De quoi méditer...
Fort de ces 4 grilles de lecture, managériale, sociologique, économique et philosophique, on retient que si la dynamique de l’innovation est susceptible de transformer ce monde, de bouleverser ses usages les plus traditionnels, il y a peut-être aussi des choses qu’il faut savoir conserver et ne pas transformer… Un MOOC qui nous invite à exercer notre esprit critique en questionnant les finalités de l’innovation et en regardant les usages, mais aussi à faire de la recherche de l’innovation un espace « démocratique » d’interaction entre utilisateurs, concepteurs et décideurs. Tout un programme !
par Gaëlle Roudaut