Mentore bénévole pour Social Builder et régulièrement impliquée dans les actions menées par l’association, j’ai eu la chance de pouvoir participer jeudi 3 décembre dernier à une conférence du programme WIDE, véritable pierre angulaire de l’association pour contribuer à construire une économie numérique plus inclusive et accompagner les transformations à l’œuvre dans le monde… Intitulé « Beyond the Hype – Transforming Innovation into Reality », la conférence en ligne s’articulait en 3 temps : un premier échange entre 4 grands témoins, représentant Orange, PSA, Total et le groupe La Poste, suivi d’une keynote de Michel Barabel, enseignant-chercheur à Sciences Po & à l'IAE Gustave Eiffel, auteur et rédacteur en chef adjoint du MagRH, à la suite de laquelle les participantes de la conférence étaient invitées à partager en sous-groupe sur les enseignements de cette passionnante après-midi. Que fallait-il retenir ?
L’innovation peut prendre bien des formes, introduit Florence Haxel, entrepreneuse et consultante en transformation digitale qui animait avec dynamisme la conférence. Et pour en montrer la diversité, quatre témoins, Eve Hohman Directrice Open Innovation d’Orange, Frédéric Gimenez Chief Digital Officer & Digital Factory Managing Director du groupe Total, Stéphanie Osmont directrice de l'Innovation Sociale & Environnementale du Groupe La Poste et Guillaume Calfati Coach Digital Comex & Innovation du Groupe PSA, sont venus faire part de leurs expériences en la matière au sein de leurs entreprises respectives.
Par exemple, au sein du Groupe La Poste, Stéphanie Osmont est venue témoigner de la démarche de mécénat de compétences qui permet aux collaborateurs de s’engager sur des actions à but environnemental ou sociétal auprès d’associations, et aux acteurs de l’économie sociale et solidaire de se développer par ce canal. Chez Total, l’ambition de générer de la valeur par le digital a donné naissance à la digital Factory, rassemblant les initiatives et autres proof of concept, dispersés, à partir des ambitions fixées par les métiers, après plusieurs années d’expérimentation. Chez PSA, l’innovation prend également beaucoup de formes différentes et chaque métier se l’approprie : les lab se développent : IT, business lab, data lab, UX lab, etc. Autant de bulles d’innovation qui ont des objectifs différents, et des résultats attendus à plus ou moins long terme. Guillaume Calfati lui y accompagne des intrapreneurs et des membres du COMEX, pour démystifier le digital, son jargon et rendre cet univers plus accessible : « L’innovation quelque part, c’est le pouvoir : quand on commence à y toucher, on a moins peur, on comprend ce qu’il y a dans le moteur ! Quand on a un certain âge et que l’on découvre Snapchat, on peut comprendre pourquoi les jeunes s’y mettent… C’est une façon re-rentrer dans le game ! », indique-t-il. Chez Orange, au-delà des classiques démarches d’incubation, d’accélération, ce qui importe pour Eve Hohman, c’est de remettre le client au centre de l’innovation : « Nous avions dans le groupe une approche très "technopush", liée à notre culture d’ingénieur, dernièrement nous avons développé 4 critères de la « meaningfull innovation » : la viabilité du business model, la désirabilité pour le client, la faisabilité, et la responsabilité qui devient également un axe majeur dans les innovations que l’on produit », développe-t-elle.
Alors comment passe-t-on de l’idée à la réalité ?
Selon Stéphanie Osmont du Groupe La Poste, « l’innovation est très humaine ! En particulier avec le mécénat de compétence, c’est la rencontre des besoins des associations et des envies de sens des collaborateurs. Un des enjeux de l’innovation sociale, c’est de faire en sorte que les 3 parties prenantes -association, salarié, manager- soient 3 parties gagnantes et que la relation soit pérenne. Ce sont aussi des univers différents qui se rencontrent, des mondes qui ne se connaissent pas, l’innovation est aussi dans la facilitation de cette rencontre ». Pour Guillaume Calfati de PSA, « l’innovation n’est appropriée que quand il y a une vraie douleur, un « painpoint » : c’est là qu’elle avance le plus vite, quand on trouve dans les métiers les points de douleur, les gens sont alors prêts à changer » Il ajoute en souriant que le Covid a été le Chief Digital Officer le plus efficace : si les outils de travail à distance était disponibles dans le groupe depuis une dizaine d’année, c’est la crise sanitaire qui a obligé tout le monde à s’y mettre. Au-delà de l’ironie de cette situation, il rappelle également que l’intérêt de la démarche d’innovation, c’est de prendre de la hauteur sur ce que l’on fait, de se remettre en cause, y compris sur des activités que l’on fait depuis plus de 20 ans d’une certaine façon. Chez Orange, Eve Hohman souligne que la clé de réussite de l’innovation réside dans la croisée des besoins des business units, au cœur de leurs sujets quotidiens, et la capacité à s’en extraire pour regarder plus loin : « c’est un peu comme avoir les pieds sur terre et la tête dans les étoiles pour proposer des innovations de qualité », explique-t-elle. Elle pilote également une démarche d’open innovation qui permet d’élargir les sources d’innovation au-delà des équipes R&D, du côté des startups, des étudiants en programme de recherche, des intrapreneurs de l’entreprise, … Chez Total également, les codes ont été renversés avec la Digital Factory : « avant les métiers venaient avec un cahier des charges, aujourd’hui, ce qu’on leur demande, c’est de nous parler de leur problème, commente Frédéric Gimenez. Le cahier des charges, c’est déjà une solution, parfois très restrictive ! » Comme chez Orange, Total dispose d’une grille rigoureuse pour évaluer la demande métier : estimation de la valeur (en terme financier, mais aussi de sécurité, de bien-être, de réduction des émissions de CO², …) et en particulier la capacité à la mesurer concrètement, désirabilité (en terme d’impact pour les utilisateurs finaux et d’accompagnement à mener), scalabilité (une démultiplication sera-t-elle possible à plus grande échelle ?), et enfin complexité (autrement dit, les compétences et les données sont-elles maîtrisées).
Mais malgré ces initiatives pour cadrer et encourager l’innovation, les entreprises se heurtent à des freins récurrents. Celui du temps et de la disponibilité des acteurs est particulièrement prégnant. « C’est l’image des personnages qui tirent un chariot avec une roue carrée et qui n’ont pas assez de temps pour voir l’intérêt de la roue ronde que vous leur proposez », explique Guillaume Calfati de PSA. La temporalité est un sujet aussi pour La Poste : « quand on travaille avec des associations et des startup qui sont à la fois dans le système D et très « pushy » parce que ce sont des conditions de leur survie, c’est difficile pour elles de comprendre que chez nous, mettre tous les acteurs autour de la table va demander du temps, cela peut créer de la frustration, voire de la démotivation », ajoute Stéphanie Osmont. La parade : organiser des hackathons solidaires avec une problématique bien identifiée pour associer les collaborateurs, les sensibiliser, au travers d’une approche pragmatique, afin de les fédérer et par la suite, incuber la structure. Même combat chez Orange : « dans les grands groupes, il faut parfois 45 réunions pour mettre tout le monde d’accord, mille signatures pour le process d’achats, etc. les grands Groupes n’ont pas l’habitude de s’adapter, jouent un peu « la diva »… En prendre conscience, travailler pour simplifier sur les processus d’achats, réduire les délais de paiement, les signatures disponibles, les processus de référencement, … c’est essentiel pour ne pas dissuader les startup de travailler avec les grandes structures ! », interpelle Eve Hohman. Au sein de la Digital Factory de Total, le temps est également un sujet de « friction » : d’un côté les métiers qui défendent leurs process et leurs expertises et de l’autre l’équipe de la Digital Factory qui fonctionne en mode agile, en petites unités avec des sprint de 2 semaines bien huilés. « Pour nous, le succès va résider dans l’implication très forte du métier, avec un product owner très présent, qui va rythmer les sprints, donner de l’info, recueillir et transmettre le feed-back utilisateur. Et dans certains cas, il ne faut pas hésiter à dire Stop : on n’y va pas, ou on s’arrête là, parce que le projet stagne, parce qu’on n’a déjà réalisé plusieurs sprint sans progression réelle… Fail but fail fast ! »
La culture de l’innovation passe aussi par ce que chacun personnellement peut faire à son échelle pour la cultiver. Guillaume Calfati de PSA invite pour sa part à la « désobéissance maladroite » que l’on pourrait assimiler au corporate hacking : tenter de sortir un peu des lignes pour voir ce que cela fait, c’est accepter l’inconnu, l’échec également, mais c’est aussi « reprendre le pouvoir sur son job » indique-t’il. « On ne sait pas tout, il faut rester curieux, ouvert et ne pas chercher à tout maîtriser, ajoute Frédéric Gimenez de Total. De plus ; on ne fait pas de l’innovation juste pour le plaisir : ramener les sujets à un vrai besoin, un axe business, c’est une condition clé. Et puis accepter de se tromper, savoir s’arrêter vite... c’est un peu à la mode, mais ce n’est pas facile à faire ! » Un vrai changement d’état d’esprit et de culture que l’on peut nourrir aussi en se confrontant à d’autres univers, comme l’explique Stephanie Osmont lorsqu’elle raconte qu’elle a pu générer de la transversalité et de la coopération en abandonnant la vision pyramidale de l’équipe au profit de l’ordre alphabétique, une astuce née de sa confrontation avec les associations. Enfin, c’est aussi faire redescendre les projets sur terre, les faire atterrir dans le concret, insiste Eve Hohman, en résistant aux sirènes des innovations paillettes et des projets hors sols.
Les 7 clés pour insuffler durablement l'innovation dans la culture de l'entreprise
« L’innovation est à la fois une mode, une injonction et une obligation structurelle », introduit Michel Barabel, invité après la table-ronde. Il rappelle que nous sommes désormais dans l’ère de la "techcélération" : avec le digital, les barrières à l’entrée pour innover sont plus faibles et les innovations se diffusent beaucoup plus rapidement dans la société : le téléphone aura mis 75 ans pour devenir un phénomène mondial, tandis qu’il aura fallu à peine plus d’un an au jeu Candy Crush Saga pour convertir des millions d’utilisateurs ! C’est ainsi que le cabinet Gartner dont le cycle d’adoption des technologies est si connu, montre désormais la cohabitation de nombreuses technologies entre des applications encore très jeunes, comme celles liées par exemple à la bio-impression 3D, et d’autres qui atteignent leur plateau de productivité comme la reconnaissance vocale ou encore le QR Code. Michel Barabel rappelle également qu’à l’ère « non digitale », les entreprises centenaires, leader sur leur marché, étaient protégées : « c’était l’ère du Big is beautiful. Mais aujourd’hui l’hypercompétition est avérée, plus aucune des entreprises qui appartenaient auparavant au Fortune 500 (classement des 500 premières entreprises américaines, classées selon l'importance de leur chiffre d'affaires) n’est à l’abri de voir disrupter son marché », indique-t-il.
Les entreprises sont donc face à cette injonction d’innover… et ce dans un environnement plus que jamais, chaotique, VUCA (volatile, incertain, complexe, ambiguë), où finalement les pistes pour développer des capacités d’innovation à la fois individuelle, collective et organisationnelle, relèvent de la sérendipité (la capacité à rebondir et donc à proposer des solutions nouvelles) et de l’action rapide, comme la crise sanitaire a pu nous le démontrer ces derniers mois.
Quelles sont alors, dans ce contexte, les clés pour développer une culture de l’innovation ?
La première, selon Michel Barabel, c’est notre ambidextrie : à la façon d’un individu capable d’utiliser ses deux mains de façon égale, les entreprises doivent non seulement savoir préserver et renforcer certaines forces de leur business mais également être capable de développer de nouveaux territoires : cela suppose d’assumer de faire le tri dans les projets afin d’allouer les ressources sur ce qui est plus rentable ou plus prometteur, quite à faire le deuil de certaines activités. Le « on a toujours fait comme ça » a du plomb dans l’aile ! Mais l’enjeu est de taille selon Michel Barabel : « il s’agit à la fois de renforcer le business model existant avec des innovations dite de continuité, mais aussi de créer des innovations, de rupture, que le marché n’attendait pas ! » Et cela est possible en s’appuyant sur des approches de type design thinking, en identifiant des « lead users » autrement dit des clients avec lesquels l’entreprise peut co-construire ses nouvelles solutions/produits/services ou encore en faisant appel au système D, à la débrouillardise, à l’ingéniosité, ce que l’on appelle aujourd’hui l’innovation frugale.
La seconde clé selon Michel Barabel, c’est la Learn Agility. « il faut imaginer notre agilité d’apprentissage comme une baignoire percée avec un flux permanent d’apprentissages entrants et un stock qui s’écoule. Mais certains individus ont ce besoin d’apprendre en permanence, ce sont des serial learner, ils ont cette curiosité, d’être toujours en veille, de capter des signaux faibles, de tester, et non seulement ils ont cette envie d’apprendre mais aussi la capacité de capitaliser les apprentissages, de recycler ce qu’ils ont appris. » Pour développer la culture de l’innovation, les entreprises ont, selon Michel Barabel, un réel enjeu à transformer leurs collaborateurs en serial learner, mais cela nécessite des conditions favorables : « Quand on est dans des postes où les challenges d’innovation sont trop faibles par rapport à nos compétences, on peut s’ennuyer, à contrario, si les challenges sont trop élévés par rapport à nos ressources disponibles, c’est anxiogène. Ce « flow channel » est propre à chaque individu et à chaque équipe ou organisation. » Une histoire d’équilibre donc et de contexte qui puisse permettre aux collaborateurs d’apprendre à apprendre, leur donne l’envie d’apprendre (un intérêt, des perspectives concrètes…) ou encore le pouvoir d’apprendre (du temps, un management ouvert et bienveillant, …), afin qu’ils développent les qualités des serial learner (veille, initiative entrepreneuriale, mobilisation des ressources, …).
La troisième clé pour développer une culture de l’innovation, c’est la sécurité psychologique. Autrement dit, impossible d’innover quand on a peur. S’appuyant sur les travaux de Will Schutz, Michel Barabel explique qu’une équipe qui innove est une équipe où tous les membres se sentent en confiance et peuvent tout se dire dans les yeux ! C’est aussi le constat fait par Google avec son projet Aristote en 2012 : les membres de l’équipe doivent se sentir libres de prendre des risques, sans être embarrassés ni vulnérabilisés aux yeux du reste de l’équipe. Et cette clé passe bien évidemment par le management : « en incitant chacun à témoigner de ses émotions, le manager peut récréer de la spontanéité dans l’équipe, explique Michel Barabel. Ensuite il pourra s’appuyer sur des émotions positives pour créer un socle commun, développer un sens du collectif, diffuser de la reconnaissance… ».
Quatrième clé de développement de l’innovation, la culture agile. Tandis que nos organisations sont parfois engluées dans des process et des lourdeurs administratives, la culture agile nous invite à la simplification pour favoriser des prises de décision rapides. Elle suppose d’être à l’écoute du terrain, pour être capable quand le contexte le nécessite, de pivoter rapidement. Elle s’appuie aussi sur des équipes hétérogènes dont la diversité des regards favorise l’intelligence collective. Alors que le modèle d’innovation traditionnel basé sur la R&D visait la perfection, la culture agile incite à la co-construction, au test & learn et à l’adaptation grâce au feed-back et à des cycles courts.
La cinquième clé, selon Michel Barabel, c’est de comprendre que l’innovation passe par la mobilisation de tous : « on a longtemps cru que l’innovation était réservée à des super stars, alors qu’on s’aperçoit aujourd’hui que le potentiel est lié au nombre de personnes impliquées : l’hétérogénéité des points de vue accroît la capacité d’adaptation et la créativité, ce qui représente une force dans notre monde VUCA. A l’image, non plus d’un groupe de rameurs sur un aviron qui navigueraient de façon coordonnée dans un environnement stable, mais davantage comme des kayakeurs, qui rament à des rythmes différents, complémentaires, pour faire face à la brutalité des éléments ». Rappelant les travaux de Taleb sur l’anti-fragilité, Michel Barabel explique que certains individus trouvent dans les environnements stressants et complexes des opportunités d’apprendre et des ressources créatives, et peuvent s’avérer de véritables alliés dans l’aventure collective, à l’image non pas du super-héros solitaire, mais des nouvelles « dream team » de la culture hollywoodienne.
Michel Barabel met également en garde contre le risque de « sur innover » , autrement dit, trop d’innovation tue l’innovation, et l'innovation doit avoir un sens ! La saturation face aux nombres d’innovation et de changement détruisant petit à petit les capacité d’action et la résilience des personnes concernées, Michel Barabel invite à adopter ce qu’il nomme « une approche configurationnelle de l’innovation ». Cela implique en particulier une cohérence entre les pratiques et la politique de l’entreprise, visant notamment à limiter les injonctions paradoxales incitant à innover et du même coup sanctionnant les pas de côté. Les entreprises tournées vers l’innovation réinventent de fait la figure du manager qui devient un jardinier au lieu d’un petit chef, offrent des espaces d’autonomie, s’articulent autour d’une organisation souple permettant de saisir les opportunités, valorisent la diversité des compétences et des expériences, soutiennent les initiatives et l’esprit entrepreneurial, encouragent le partage de connaissance et sa capitalisation comme la transversalité. « Ce type d’entreprise favorise particulièrement la cross-fertilisation, mais cela nécessite un réel engagement de la direction, une exemplarité au plus haut niveau », précise Michel Barabel.
Enfin, dernière clé de développement de l’innovation, l’innovation ouverte, déjà abordée par Eve Hohman chez Orange : « elle nécessite de penser l’entreprise comme un écosystème ouvert, dont les nombreux acteurs pourront contribuer à ses capacités d’innovation », conclut Michel Barabel.
Si l’innovation n’est pas qu’une question de mode, elle devient réellement une obligation structurelle dans un monde devenu incertain, complexe et dont les retournements rapides peuvent provoquer des dégâts sans précédents… Mais développer une culture de l’innovation ne se décrète pas et demande du temps, de l’essaimer à tous les niveaux de l’entreprise, de faire évoluer les mentalités et les pratiques managériales, de rassurer tout en accordant ce fameux droit à l’erreur… Tout un programme ...
par Gaëlle Roudaut